Elles ont marqué le 21e siècle par des performances sportives, des coups d’éclat, des exploits, des records. Leur aura, atout déterminant de l’élan du sport féminin dans le monde, dépasse largement les frontières de leurs disciplines. Elles, ce sont les plus grandes championnes de l’ère moderne. Après Allyson Felix, ce nouveau portrait s’adresse à nouveau à la féerie des stades d’athlétisme. Des arènes qui ont vu éclore, au début des années 2000, celle qui pouvait chuchoter aux étoiles. Voici le récit de Yelena Isinbayeva, plus grande perchiste de l’histoire.
« L’athlétisme, c’est un sport, mais c’est aussi un show. Et lorsque je participe à un concours, même si faute de rivale il y a rarement du suspense, j’essaie de produire du spectacle. » Nous sommes en 2005. Le tonnerre Usain Bolt n’a pas encore tonné. Maurice Greene et Hicham El-Guerrouj éteignent doucement leurs brillantes carrières. En fait, le spectateur se trouve dans une sorte de transition générationnelle, un peu hébétée de se sentir esseulé par l’absence de ces superstars incontestées, ces « machines » à records qui vont tenir en haleine de bout en bout de l’épreuve, exaltant la foule parleur brin de folie, chatouillant les limites de l’être humain. Elle est pourtant là, déjà, tous ces critères en main. Toisant le monde de son arrogance jouissive, regard bleu perçant parcourant le stade entier. Triple couronne planétaire sur la tête, en prime. À 23 ans, Yelena Isinbayeva s’accapare déjà la lumière dans un milieu sans merci, un milieu qui lui ravit à merveille. Championne olympique, championne du monde, championne d’Europe, elle ne cède déjà plus rien. Et pourtant, ses adversaires n’ont encore rien vu.
Le toit de l’Olympe, le ciel d’Athènes
Née à Volgograd en 1982, la petite Yelena Gadzhievna Isinbayeva ne voyait la rythmique de son enfance que par un sport, la gymnastique, et un nom, Nadia Comaneci. Pratiquante durant 10 ans, sa taille (plus d’1 m 70), devenant trop handicapante pour le milieu, et sa musculature naissante la poussent progressivement vers l’athlétisme. Palpant sa première perche à 15 ans, sous l’égide du sorcier Yevgeny Trofimov, elle remporte, à peine un an plus tard, les Jeux de la Jeunesse 1998 organisés à Moscou. Comme quoi, quand on a un don inné, tout va très vite.
Championne du monde junior 1999, championne d’Europe junior 2001, la prodige ne passe pas le cut des qualifications aux Jeux de Sydney 2000, bloquée à la barre des 4,00m. Pour la dernière fois. À cette période, le saut à la perche vient à peine de s’ouvrir aux femmes, aidées par l’évolution des esprits et des matériaux. C’est peut-être aussi pour cette raison que la Russe, dans une discipline qui possède encore peu de références, va vite s’imposer avec fulgurance au-dessus de la mêlée. Le chaos se répand début 2003. Aux Championnats du monde en salle, Isinbayeva bat le record du monde indoor, franchissant 4,82m. Le tout premier d’une longue série de 28 records mondiaux, 15 en plein air et 13 en intérieur. Tout simplement colossal.
Alors âgée de 21 ans, la vice championne d’Europe 2002 et 3e des Mondiaux de 2003 n’a pas encore pleinement concrétisé un potentiel, semble-t-il, sans limites. C’est dans l’antre du Stade Olympique d’Ahènes que la diva russe s’impose définitivement. Ce soir de juillet 2004, dans un concours dantesque l’opposant à la recordwoman en plein air Feofanova, elle déploie à la face du monde son mental d’acier : malgré deux échecs à 4,70 m et 4,75m, la cadette des participantes porte un coup fatal à ses rivales en passant à 4,80 m à son ultime essai; alors que Feofanova et la Polonaise Rogowska se voient restées bloquées à 4,75m. Un schéma de concours tellement culotté, et sans conteste inédit dans le contexte d’un finale Olympique. Dans sa froideur d’exécution, Isinbayeva transpire l’indestructibilité. Et au sortir de ce premier sacre planétaire, dont elle sortira avec un record du monde (4,91m), on ne la fera plus redescendre sur Terre avant la fin de sa carrière.
5,06 m : la démence à l’état pur
Le 22 juillet 2005 : Yelena Isinbayeva, devenue naturellement une superstar planétaire, vole dans le ciel de Londres et brise les barrières de l’impossible. Les 5 m sont enjambés, la Russe, étincelante, franchit 5,01 m à son deuxième essai. Le monde de l’athlétisme est en émoi : cette figure angélique et si hautaine au goût de ses adversaires, qui, par sa si évidente force de dissuasion, va rester invaincue dans les grands Championnats de 2004 à 2009, excite les parieurs assidus. Jusqu’où ira-t-elle ? 5,05 m ? 5,10 m ? 5,20 m ?
Cette même année, Yelena Isinbayeva change de cap dans sa structure d’entraînement : Vitaly Petrov, l’homme qui a construit la légende Sergueï Bubka, devient son nouvel entraîneur. De quoi attiser un peu plus les comparaisons entre l’homme aux 35 records mondiaux et la numéro 1 mondiale féminine, qui, en plein milieu des années 2000, ne se trouve pas d’alter ego masculin à sa hauteur. Se montrant adepte de la politique des petits pas, qui vise, à l’instar de ce que faisait Bubka, à améliorer le record du monde centimètre par centimètre, Isinbayeva, élue athlète de l’année par l’IAAF en 2004 et 2005, continue à se transcender. Jusqu’à ce saut dans le nid de Pekin, lors des JO 2008, où, réveillant un peuple meurtri par la blessure de son héros du 110 m haies Liu Xiang, elle franchit la barre des 5,05 m pour s’envoler vers un deuxième sacre olympique d’affilée. Yelena Isinbayeva est irrésistible.
Un an plus tard, ces 5,06 m au meeting de Zurich constituent son 13e record du monde battu depuis 2003. Les superlatifs ne manqueraient pas pour décrire cette succession de performances exceptionnelles à la trajectoire exponentielle, jugées inatteignables il y’a encore quelques années. Et pourtant, la svelte silhouette de Yelena Isinbayeva n’ira plus jamais aussi haut.
Étincelles moscovites et mauvaise fin
Déesse adulée du circuit mondial de l’athlétisme, cumulant des revenus publicitaires colossaux et quasiment inédits pour une athlète féminine à cette époque, Isinbayeva s’est assise sur un piédestal dans sa discipline, comme rarement des athlètes l’ont faite dans l’histoire du sport. Mais au saut à la perche, les sommets s’achèvent toujours par une chute. Berlin aura été le lieu de la sienne. Le paysage de sa première grosse désillusion. En finale des Mondiaux pour soulever un troisième sacre d’affilée, la Russe, jouant l’atout risque et mise sous pression lors du tout premier essai de son concours, qu’elle manque à 4,75 m, reporte ses deux sauts suivants à 4,80m. Histoire de marquer le coup, comme aux Jeux d’Athènes. Mais l’histoire ne se répète pas. Avec un zéro pointé, Yelena Isinbayeva tombe du trône. Une pause sportive sera nécessaire pour que l’athlète, traumatisée, reprenne ses esprits. « Il faut comprendre la machine, et donc comme elle se sent à l’intérieur », commentera son coach Vitaly Petrov.
De retour pour les Jeux de Londres en 2012, Isinbayeva reste sur trois années sans grandes références statistiques. Le monde chuchote même que la Tsarine de 30 ans, convalescente et sur le déclin, est prête à ranger les pointes pour de bon Et sa médaille de bronze, un peu inespérée, mais inhabituelle pour une fervente abonnée à l’Or, ne fera pas taire les sceptiques. Pourtant, Isinbayeva l’annonce. Ce métal arraché après une longue traversée du désert est un moyen pour elle de prolonger l’envie de la compétition, l’envie de retrouver les hauteurs, les jubilations en plein air, l’envie des titres et de la (re) conquête de l’histoire. Le tout est réuni pour la porter en héroïne, lors des Mondiaux 2013 de Moscou. Chez elle. De manière à boucler la boucle.
Comme un symbole, la Russe, logo de l’édition, s’impose dans son jardin, sur un saut à 4,89m, une hauteur qu’elle n’avait pas atteinte depuis 2009, et ce malgré tout un tollé médiatique durant la compétition (elle avait annoncé maladroitement soutenir une loi du gouvernement russe contre les membres de la communauté LGBT). Isinbayeva, impératrice un temps déchue, a bien su mettre de côté les déceptions et les périodes d’errances pour retrouver le plus haut niveau. La marque des plus grandes.
Après une pause maternité en 2014, puis victime d’un imbroglio aux Jeux de Rio, où elle se voit refuser son accès du fait de la suspension de la délégation russe, l’athlète à la technique si souple, se détachant des autres par son palmarès sans fin (2 titres olympiques, 3 titres mondiaux, 28 records du monde), mais aussi par ses fétiches baisers aux spectateurs, ses ongles colorés, son port altier et ses yeux perçants, a suscité, entre glamour et performances hors-normes, un véritable culte des suiveurs de l’athlétisme pendant une décennie entière. Une conquérante invincible, pionnière d’un sport à qui, malgré l’émergente récente de championnes (Stefanídi, Morris) elle manque beaucoup aujourd’hui, depuis l’annonce de se retraite en 2016.
Photo à la Une : (@AFP)